Extrait les Evènements aléatoires
PROLOGUE
Mathilde Wallace sortait précipitamment d'une élégante maison cossue de Neuilly-sur-Seine, très agitée. Une femme brune sur le pas de la porte essayait désespérément de la retenir, l'agrippant par la manche de son manteau, elle la suppliait de rester encore un peu.
— Attends qu'il fasse jour, ce n'est pas raisonnable.
Mais Mathilde ne l'écoutait pas. Elle tenait fermement le Maxi-Cosi de peur qu'elle ne lui arrache ; le bébé imperturbable continuait de dormir à poings fermés. De l'autre bras qu'elle avait dégagé des griffes de son amie, elle soutenait ses deux garçons ensommeillés en s'enfuyant dans le brouillard de cette nuit encore inachevée.
Elle se dirigea péniblement vers sa voiture, installa les enfants à l'arrière, boucla les ceintures de sécurité et glissa la clé dans le contact quand son attention fut éveillée par une lumière qui irradiait à travers les stores d'une maison voisine. Elle les vit bouger, quelqu'un était derrière la fenêtre et la surveillait. Elle en était certaine. Il était là. Un frisson la parcourut. Elle tourna la clé et démarra sans se retourner une dernière fois vers la source lumineuse qui l'avait apparemment affolée.
Mathilde Wallace s'enfuyait comme si elle avait le diable à ses trousses.
Elle roulait toujours à vive allure en entrant sur l'autoroute A10, un flot d'images se bousculait dans sa jolie tête. Elle exerça une pression supplémentaire sur l'accélérateur ; la vitesse l'enivrait, elle avait l'impression de s'envoler très loin de toutes les horreurs qu'elle avait vécues. Elle regardait la route avec attention, sa concentration au maximum, elle ne pensait plus à rien, juste cette sensation délicieuse d'être un oiseau. Elle était bien tout à coup. Elle se dit qu’elle avait pris la bonne décision. Le silence emplissait l’habitacle, ses enfants dormaient profondément sur la banquette arrière. Elle poussa un long soupir pour évacuer la tension.
Dehors, la nuit était intense, noire et profonde comme peuvent l’être les nuits d’hiver. Le silence l’enveloppait, elle ne distinguait pas la moindre petite étincelle de lumière, hormis celles qui éclairaient sa trajectoire. Elle était seule sur l'autoroute depuis un moment. Rien. Personne ne la suivait. C’était bon signe.
Elle commença à détendre ses nerfs à rude épreuve en reculant le dos contre le siège confortable de sa BMW. Elle frotta ses omoplates sur le cuir lisse et appuya ses mains plus vigoureusement sur le volant. Ses bras commencèrent à se décontracter et le reste de son corps allait suivre, mais elle leva les yeux et vit des phares se refléter dans son rétroviseur, des phares qui se rapprochaient très vite…
Bon sang ! À quelle allure cette voiture peut-elle rouler ?
Elle suivait l'avancée du véhicule en jetant de rapides coups d’œil au rétroviseur. Des gouttes de sueur humidifièrent ses tempes.
Mais non, Mathilde, calme-toi, ça ne peut pas être lui, ce doit-être un de ces fous du volant, rien de plus.
Elle allait se rabattre vers la file de droite afin de laisser passer le bolide, mais il la devança, il changea de file.
Ah ! Encore un taré qui ne peut pas attendre deux secondes que je me rabatte, il va sans doute me doubler par la droite. À moins que ce ne soit lui ?
Elle observa la voiture qui se rapprochait encore. Une centaine de mètres les séparait. Elle scruta le rétroviseur pour essayer de reconnaître la marque du bolide, mais il faisait trop sombre et elle n'avait jamais été très douée à ce jeu-là. C’est alors qu’elle vit autre chose qui l'inquiéta : elle eut l'impression que la voiture zigzaguait légèrement, elle leva le pied de l'accélérateur, la voiture arrivait toujours aussi vite.
— Ça y est, vas-y passe, laisse-moi tranquille.
Alors qu'elle tourna son visage pour tenter d'apercevoir celui du conducteur un grand fracas résonna dans la nuit. Plus rien. Le silence glacial.
Une demi-heure plus tard, les sirènes hurlaient sur l'autoroute.
I
Narcisse
L'histoire la plus détaillée de Narcisse est rapportée dans le livre III des Métamorphoses d'Ovide. Mais d'autres versions existent ; celle du grec Pausanias au IIe siècle (Description de la Grèce : Livre IX, ch31, section8) : Narcisse avait une sœur jumelle dont il était fou amoureux. À sa mort, il est accablé de douleur. Un jour, en se penchant à la surface de l'eau, il croit voir le visage tant aimé dans ce qui n'est que son propre reflet. Il ne pourra plus s'arracher à cette contemplation, cette merveilleuse illusion qu'il essayera d'attraper un jour et qui l'engloutira.
Interview du 21 janvier 2035 – Juliette Wallace pour « le Figaro littéraire »
— Pourquoi cette histoire de Narcisse, moins répandue que l'autre – celle où il se noie dans son propre reflet –, pour illustrer la première partie de votre roman ?
— C'est vrai, j'ai conscience d'avoir peut-être surpris mon lecteur en utilisant une version moins connue, mais elle colle mieux au narcissisme de mon personnage principal.
— Mais dans cette version, Narcisse aime sa sœur à la folie, il y a une dualité, il est donc moins narcissique que dans l'histoire classique ?
— Il aime sa sœur, oui, c'est vrai, mais sa sœur c'est lui...
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Dans mon roman, le protagoniste croit aimer sa femme à la folie – comme si elle faisait partie de lui-même, que sans elle il n'est plus rien – et il voudra à tout prix la retrouver. Comme Narcisse qui cherche sa sœur éperdument et finit par confondre son reflet et le sien, car il n'y a plus de dualité, ils ne font qu'un.
— C'est l'amour fou, alors, c'est très beau...
— Et très destructeur aussi, car l'image qu'il voit à la surface de l'eau n'est qu'une illusion : elle n'existe pas. Ce n'est pas l'amour fou comme vous dites, ou alors il faudrait redonner à l'adjectif son sens psychiatrique, car c’est bien de folie dont il s’agit, de celle d'un homme qui ne voit dans l'autre que le reflet de ses propres désirs. Pour mon personnage principal c'est exactement ça, il croit aimer, mais n'aime que lui-même, l'autre n'existe pas, il est nié – ou il n'existe que pour le satisfaire –, ce qui explique sa grande douleur lorsque sa femme disparaît. Toute sa vie à terre et ses désirs enterrés. Il pleure sur lui-même et vous en conviendrez, cet amour-là est tragique, certes, mais ce n'est pas de l'amour, je pense même que c'est la première étape de la perversité.
Saleté de destin
Neuilly-sur-Seine – Octobre 2007
1
John Wallace arriva enfin chez lui furieux et énervé, à deux heures du matin. Il fit le tour des pièces en s’injuriant, s'enfila une bouteille de whisky à trois quarts pleine et sombra dans un sommeil lourd, sans rêve, les lumières allumées dans toute la maison... Quand il se réveilla, deux policiers à la mine contrite l'observaient et une femme en blouse blanche s'affairait autour de son lit. Il réalisa qu'il était à l'hôpital.
— Monsieur Wallace... Nous sommes vraiment désolés pour l'accident... C'est tragique… vraiment tragique… Mais nous avons des questions urgentes.
John se redressa en prenant appui sur ses coudes.
— L'accident ?
Les deux agents échangèrent un regard en coin.
— Oui, votre femme et vos deux fils... Toutes nos condoléances.
— Quoi ? Qu'est-ce que vous dites ? Vous faites erreur ?
— Sur l'autoroute A10 tôt ce matin, mais votre petite fille est saine et sauve.
Des images lui traversèrent l'esprit à une vitesse folle, il ne comprenait plus rien, ça lui échappait. Il les regardait intensément, allant de l'un à l'autre, il espérait avoir mal entendu.
— Ce n'est pas possible, vous vous êtes trompés de chambre ou de personne, c'est ça, hein ?
Les flics baissèrent les paupières.
— Désolés, vraiment, mais ce n'est pas une erreur... Rappelez-vous : hier, la police est venue vous avertir, vous avez fait un malaise et on vous a transféré ici.
John essaya de se souvenir. Il fit un effort considérable pour rassembler ses pensées. C’était laborieux. Il scruta encore une fois leurs visages, mais dans leurs traits seulement l'expression d'une profonde pitié.
— Ils sont morts ?
Ils inclinèrent le menton.
— Oui…
Il se mit alors à crier. Il hurla comme si quelqu'un lui coupait les deux bras. La douleur était atroce. L'infirmière poussa les deux hommes et se précipita sur lui. Elle parvint à le maintenir par la seule force de ses poignets et lui murmura des paroles douces et apaisantes pour qu’il se calme. Elle lui promit de lui amener sa fille. Mais des spasmes violents secouèrent son corps. La jeune femme ne savait plus comment le contenir, elle fit signe aux flics qui regardaient la scène sans réagir.
— Aidez-moi ! Tenez-le.
Et ils parvinrent à le maîtriser. Il ne bougeait plus, avait glissé au fond de son lit, les yeux dans le vide comme s'il scrutait un point fixe sur le mur. C'est alors qu'une femme apparut dans l'embrasure de la porte. Elle avança dans sa direction, un bébé dans les bras. Elle l’approcha de John et il l'attrapa en gémissant, la couvrit de baisers, sanglota, son chagrin débordait de partout. Il suffoquait en serrant la petite fille contre sa poitrine. La pression qu'il exerçait sur le corps minuscule inquiéta la puéricultrice, mais il ne voulait plus la lâcher, il l'agrippait, résistait... Les infirmiers appelés à la rescousse lui injectèrent un tranquillisant puissant. Elle put reprendre l'enfant qui s'était mise à pleurer et poussa les deux flics dépités vers la sortie.
John Wallace resta plusieurs jours dans un état semi-végétatif, ne parlait pas, ne bougeait pas, mais il pleurait. Beaucoup. L'équipe médicale ne s'alarmait pas outre mesure, jugeant son comportement adapté à l'évènement, ils décidèrent même de le faire assister aux funérailles.
Ce matin-là, deux infirmiers réussirent à l'extraire de son lit et de son hébétement pour l'habiller et le conduire jusqu'à l'église. John fixait les trois sinistres boîtes qui contenaient sa vie, incapable d'en détourner le regard et pourtant la vision des cercueils ne lui arracha aucune larme ; il les avait épuisées, les canaux lacrymaux sans doute desséchés d’avoir trop servi. Il se sentait épié par l'assistance au visage sombre, leurs regards compatissants, leurs mots de réconfort souillés par la gêne. Il aurait souhaité s'envoler loin de cette foule oppressante, mais il restait là, comme soudé au sol de l'église, retenu par le poids de ses peines. Il les voyait tous s'approcher de lui, le saluer, lui répéter le même lieu commun :
— Toutes mes condoléances, John, c'est tellement affreux...
Et il se laissait embrasser, consoler, réconforter sans dire un mot, les yeux vides, absents. Il tendait sa main glacée comme un automate et les gens s'éloignaient en lui adressant un sourire embarrassé.
Il se prêtait de bonne grâce à ces simagrées depuis deux longues heures quand il sentit son cœur se serrer de plus en plus, comme pris dans un étau, ce fut brutal, une douleur indescriptible. Deux bras solides le soulevèrent. Il eut l'impression réelle, cette fois-ci, de s'envoler, de partir vraiment, de quitter cet endroit, ce monde grouillant et superficiel, mais il réalisa quelques heures plus tard qu'il était de retour dans sa chambre d'hôpital avec Juliette, installée près de son lit, dans un berceau. Des jours et des nuits difficiles où il s'enlisait dans sa douleur. Il revoyait le visage de Mathilde et de ses fils, ça n'arrêtait jamais, et dans un brouillard, il apercevait les traits de connaissances venues prendre de ses nouvelles ; mais l'ancien John Wallace n'existait plus. Il avait perdu son essence pour devenir l'autre – le paria, celui dont tout le monde a pitié, mais dont personne ne veut. Comme si le malheur était contagieux, nauséabond, repoussant… Les visites se firent de plus en plus rares et espacées jusqu'à s'interrompre complètement au bout de trois semaines.
Il fallait qu'il se sorte de là, il ne pouvait pas renoncer et abandonner son enfant, il le devait à Mathilde, c’était la moindre des choses après toutes les erreurs qu'il avait faites.
Quelles erreurs ? Était-ce seulement des erreurs ? John minimisait-il ses actes ou avait-il vraiment oublié ?
****
Un mois plus tard, il put enfin quitter l'hôpital accompagné néanmoins d'une puéricultrice, Sonia Petrov, généreusement allouée par son assurance accident pour l'aider à s'occuper de l'enfant, car dans son état – dépression diagnostiquée – la charge d'un bébé aurait été trop lourde. Et puis, cela n'avait jamais été son truc, même s'il aimait ses enfants, les avait aimés dès leur naissance, les câliner, quelques risettes. Point. Il regrettait maintenant son manque d'investissement, regrettait tout, souffrait atrocement de leur absence, se disait sans arrêt qu'il ne méritait pas ça et essayait tant bien que mal de se concentrer sur autre chose. Il tentait de trouver les seuls points positifs de sa situation : sa fille était vivante et ses comptes en banque bien remplis, car en plus de ses économies (John était un homme prévoyant), de ses investissements immobiliers, il avait eu droit à une forte somme de l’assurance-vie de sa femme. Pour cette raison, l’enquête fut plus longue que prévu.
Les deux flics étaient revenus lui parler. Ils vérifiaient tout. La voiture, enfin ce qu’il en restait, avait été passée au peigne fin, mais la thèse du meurtre ne fit pas long feu face à l’inconscience du chauffard qui avait exterminé sa famille. Il n’avait même pas bu ! Une méchante sciatique l’avait amené à avaler un mélange détonnant d’anti-inflammatoires et de décontractants musculaires. Il avait vraiment forcé sur les doses et s’était tout bonnement endormi au volant. En quelques secondes le véhicule livré à lui-même avait dévié vers la gauche et percuté la voiture de Mathilde. Le choc fut d’une violence extrême. Les services de secours réussirent à extraire la petite Juliette d’une carcasse écrasée et encastrée dans la barrière de sécurité. Quant au meurtrier, il n’avait pas survécu. John aurait aimé qu’il en réchappe pour le tuer de ses mains. Il savait pertinemment que ça ne lui aurait pas rendu ses trois amours, mais permis de savourer un mets particulièrement délicat dont le goût de vengeance aurait pu le distraire de son triste sort. Il n’avait rien eu à se mettre sous la dent, pas le moindre petit os à ronger. Il ne pouvait s’en prendre à personne et il ressassait encore et encore :
Qu'ai-je fait pour mériter une telle punition ?
John était-il de mauvaise foi ou avait-il si bien refoulé ses souvenirs qu'il n'en restait plus que des miettes ?
2
John Wallace contemplait la façade de sa maison. Juliette dans ses bras agitait ses petites mains en poussant des cris de joie. Il attendait, la clé glissée dans la serrure, le scintillement du fer illuminé par les rayons du soleil. Une belle journée d'hiver. Pourtant il hésitait à entrer. Il aurait préféré que Sonia Petrov soit là, avec lui, pour l'aider à affronter leur absence. Mais elle ne le rejoindrait que dans une heure et le poids du bébé le décida finalement à ouvrir.
Il tourna la clé d'un coup sec et poussa la porte avec son coude libre. Il fut saisi par le vide qui régnait autour de lui. Un vide écrasant. Il regardait partout, les yeux exorbités, les pupilles dilatées par la peur, une peur sourde, irrationnelle, c'était violent : il manqua d'étouffer… Il tenait toujours Juliette dans ses bras, la serra un peu plus fort en l'embrassant. Une tristesse épouvantable, à faire hurler, fulgurante, lui traversa la poitrine, lui broyant le cœur. Il sentit ses forces le lâcher, ses jambes ne le portaient plus. Il s'affala dans le fauteuil qui trônait dans l'entrée et Juliette, secouée par tout ça, se mit à pleurer. Il n'avait plus qu'elle : un bébé. Personne d'autre pour le soutenir, l'aider à se relever, à avancer. Il était seul. Désespérément seul.
Maman, comme j'aurais aimé que tu me consoles pour une fois... Pour une fois, se répétait-il, en caressant toujours le crâne de Juliette qui s'endormait.
Il se revoyait petit garçon essuyant les larmes de sa mère pour la énième fois. Il devait avoir huit ans et il ne savait pas comment faire. Elle pleurait souvent. À chaque fois que son père s'en allait, elle pleurait et cherchait du réconfort dans les bras de son enfant. Qu'il était jeune pour assumer cela ! Tellement jeune ! Il en avait voulu à son père, il l'avait détesté de les faire autant souffrir, mais il avait endossé avec courage cette responsabilité précoce qu'on lui imposait.
Elle lui avait dit à travers ses larmes, elle lui avait crié la vérité sur les infidélités de son mari :
— Il est encore avec cette salope ! Il la baise ! Il prend son pied et moi je me retrouve comme une grosse merde, il ne me regarde même plus... Ton père est une ordure, tu entends !
Tout à coup, elle réalisait qu'elle s'adressait à un enfant.
— Pardon, mon chéri, je suis désolée, je ne devrais pas te mêler à tout ça.
Mais, il y était mêlé et son esprit d'enfant cogitait beaucoup : il pensait à cette époque - c'était même devenu une évidence -que son père n'aimait pas sa mère. Donc son père ne l'aimait pas... C'était aussi simple que ça et c'était aussi extrêmement douloureux.
Il ne comprit donc pas le désespoir de son père à la mort de sa femme.
Je ne comprendrai jamais les adultes. Il pleure comme une madeleine du matin au soir pour une femme qu'il n'aimait pas. En tout cas, c'est de sa faute si elle est morte.
— Tu l'as tuée, papa, c'est de ta faute, tu l'as tellement fait pleurer, tu es méchant !
Et le petit garçon sanglotait face à un père qui le regardait sans réagir.
Il avait perdu ce jour-là ses repères sur l'amour, ce mot ne signifiait plus grand-chose pour lui.
Il avait dix ans.
Cinq ans plus tard, son père mourait, rongé par la culpabilité et le chagrin. John était donc orphelin, mais pas tout à fait seul au monde car il lui restait sa grand-mère maternelle – le côté français – et comme il n'avait pas d'autre famille, il partit vivre chez elle, à Paris.
John ne la connaissait pas très bien, même s’il l’avait rencontrée de temps en temps, il n’avait jamais partagé la vie de cette grand-mère lointaine. Rapidement, il apprécia son caractère doux et bienveillant et il se demanda comment elle pouvait avoir engendré une fille qui lui ressemblait aussi peu. Pourtant, il aimait sa mère, il l'avait aimée de tout son cœur d'enfant, mais son pessimisme, la façon qu'elle avait de voir les choses toujours sous le plus mauvais angle en faisait un être complètement inapte au bonheur. Il admettait qu'elle avait des circonstances atténuantes, mais il n'allait pas réécrire l'histoire de ses parents !
Tout de même, ça le travaillait ; à quinze ans, on cherche des explications, on essaye de comprendre, c'est plus tard que viennent les certitudes, qu'on arrête finalement de réfléchir. Malgré son âge, sa grand-mère ne vivait pas enfermée dans ses dogmes ; elle écoutait beaucoup, essayait souvent de se mettre à la place des autres pour comprendre un comportement. John s'attacha très rapidement à la vieille dame et il aimait lui parler. Elle l'écoutait toujours avec un vif intérêt. Il avait enfin le sentiment de compter pour quelqu'un, et c'était bon...
Elle veut me protéger, ce n'était pas comme maman.
Et John ressassait ses griefs, il se posait toujours mille et mille questions.
D'un autre côté, Papi n'a jamais trompé Maminette, qui sait comment elle aurait réagi s'il l'avait fait.
— Grand-père ne t'a jamais trompée, n'est-ce pas ?
— Je ne crois pas, mon chéri.
— Comment ? Tu ne crois pas ? Tu n'en es même pas sûre ?
— Bien sûr que non je n'en suis pas sûre. Je ne crois pas, c'est tout… et puis, quelle importance ?
— Quelle importance ? Comment peux-tu dire ça ? Regarde ma mère, ta pauvre fille, elle est morte à cause de ça, tu le sais, elle est morte de chagrin.
— Oui, mon chéri, elle est morte noyée dans ses larmes. Elle n'était pas douée pour le bonheur ma petite fille, vraiment pas douée.
— Pourquoi ?
— Il n'y a pas toujours de raison mon petit, je n'en sais rien, elle est née ainsi. Elle est née triste.
— C'est de sa faute, alors, c'est ça ! Tu excuses papa ?
— Je n'excuse rien, mais les fautes sont souvent partagées, tu sais, en dépit des apparences, elles le sont plus souvent que tu ne crois.
— Peut-être, Maminette, peut-être... mais ce n'est pas bien de tromper sa femme, c'est vraiment pas bien.
— Ça n’est pas terrible, tu as raison, mais il y a des pêchés tellement plus odieux sur terre qu'après tout, celui-là ne me perturbe pas tant.
— Moi, quand je l'aurai trouvée, ma femme, jamais je ne la tromperai, jamais.
— C'est bien, mon petit, c'est bien, mais amuse-toi et profite avant, lui murmura-t-elle en l'embrassant sur le front.
John aimait sa grand-mère de tout son cœur, c'était sa première expérience de l'amour, un amour pur, sans tache, sans intérêt ni arrière-pensée malsaine.
Pourtant, il connaissait l'autre versant de l'amour : le sexe, les filles… Il avait même de nombreuses petites amies, mais il n'arrivait pas à les aimer : il n'aimait que sa grand-mère. Il n'arrivait pas à concilier le sexe et l'amour comme la pureté ne s'associe pas avec la fange. Pour lui, les deux étaient définitivement inconciliables et ça l'ennuyait de ne pas pouvoir aimer ces filles de passage, toujours de passage, car il ne les gardait jamais, les faisait fuir.
Allez oust ! À la suivante.
Mais c'était plus fort que lui, il n'y pouvait rien. Comme son père finalement, c'est ce qu'il pensait.
Comme papa je n'arrive pas à salir ce que j'aime, quand j'ai sali une femme avec mon sexe, comment pourrais-je l'aimer ? Car c'est maman qu'il aimait finalement, il la gardait précieusement. Elle n'a pas compris que c'était par respect qu'il allait faire ça avec les autres...
Et John scindait les deux formes d'amour sans difficulté. Il vivait même assez bien la situation tant que sa grand-mère vivait… mais elle vieillissait de plus en plus et souffrait de douleurs épouvantables dans les articulations qu'aucun médecin n'arrivait à soulager. Tous des incapables !
Sa vocation était née : il serait médecin pour soigner sa chère grand-mère. Mais elle est morte avant qu'il n'achève ses études, le laissant seul au monde une nouvelle fois, inconsolable.
Il n'abandonna pas pour autant : une sorte de pacte tacite. Il devait réussir en souvenir d'elle et il réussit brillamment, mais la médecine générale l'ennuya assez vite. Il se spécialisa donc en chirurgie esthétique. Son métier lui plaisait, adulé par toutes ces femmes qui le considéraient comme un dieu ; ce qu'il était en quelque sorte puisqu'il retouchait les erreurs de la nature, les lapsus divins comme il aimait les surnommer.
Cependant, il ne pouvait pas toujours faire ce qu'il voulait – en regardant une femme, il ne pouvait s'empêcher de lui modifier des parties de son anatomie ou de son visage –, en consultation, il devait suivre les désirs de ses patientes. Peu lui importait, il se régalait finalement en opérant toutes ces femmes et trouvait cette entreprise très gratifiante et spectaculaire sur l'état de ses finances.
Les filles qu’il rencontrait, il ne les touchait pas. Certaines l'avaient pris pour un fou ! Pour arriver à les aimer, il ne devait pas les salir, peut-être que ça marcherait ? Mais ça ne marchait pas, il n'y arrivait pas, il n'aimait pas. Il avait supplié le ciel et ses anges, prié autant qu'il le pouvait pour que ça change, mais rien ne changeait : son cœur était toujours aussi sec, mais son compte en banque grossissait. Il se consola de ce célibat imposé en achetant un magnifique appartement Avenue Victor-Hugo, dans le XVIe arrondissement, pour y recevoir ses patientes.
Ce jour-là, il terminait l'installation de son luxueux cabinet – avec l'aide d'un architecte de renom qui lui coûtait une petite fortune, mais il se moquait bien du prix, car un lieu haut de gamme attire forcément une clientèle haut de gamme – et, en ouvrant la porte de l’ascenseur pour rentrer chez lui, il la vit. Un coup de foudre. Il fut pétrifié, incapable d’appuyer sur le bouton censé le faire descendre, il grimpa les étages avec elle, mais rien ne sortit de sa bouche paralysée par l'émotion. Elle était splendide : élancée, de longs cheveux noirs encadraient un visage aux pommettes saillantes et de magnifiques yeux en amande qui le subjuguèrent. La cabine avait atteint le septième étage. Elle ouvrit la porte en lui adressant un « au revoir » poli et pas le moindre son ne franchit le bord de ses lèvres comme s'il avait été subitement frappé de mutisme. Il la vit s'échapper en s'agonissant. Quel idiot ! Pour une fois que je ressens quelque chose...
C’est alors qu’il remarqua un parapluie posé dans un coin de la cabine. L’avait-elle vraiment oublié ou était-ce une stratégie pour le revoir ? Reprenant ses esprits légèrement endommagés par le regard bleu lagon de la jeune femme, il s'élança sur le palier pendant qu’elle ouvrait la porte d’un appartement.
— Bonjour, madame, je crois bien que ce parapluie vous appartient ?
— Ah, oui, quelle étourdie je fais. Je vous remercie, car j’y tiens beaucoup.
John entendit une petite voix lointaine.
— Qui est-ce ma chérie ?
— Ce n’est rien, un monsieur qui me ramène mon parapluie, tu sais celui de papa.
— Comme c’est aimable, propose-lui de se joindre à nous pour le thé.
— Vous avez entendu ma mère, ce serait avec plaisir.
John n’y croyait pas, cette invitation lui tombait du ciel. C'est un signe, celle-là, je suis sûr que je peux l'aimer.
Il remercia en amorçant déjà un pas à l'intérieur.
— Vraiment, je suis ravi de faire votre connaissance, car je viens justement d’emménager et je ne connais pas encore mes voisins.
— Oh ! Vous aurez donc ma mère comme voisine.
John ne pouvait se satisfaire de si peu. Il devait en savoir plus.
— Vous n'habitez donc pas avec votre mère ?
— Non. Je termine ma thèse de doctorat en droit, rue d’Assas et j’ai un studio dans le quartier. J’adore le sixième arrondissement. Quand j’ai le cerveau qui déborde avec tous ces livres à ingurgiter, je sors dans la rue et pof ! Je m’évade. Je regarde les vitrines, les gens qui parlent et mon esprit est comme happé par ce grouillement et les tensions se relâchent. Je ne sais pas si vous me comprenez ?
— Oh ! Mais si, parfaitement. Pendant mes études, j’avais besoin de mouvement pour décompresser. Je ne parvenais à me vider la tête que de cette façon. Maintenant encore, je me surprends à m’enfuir seul dans les rues de Paris. Je marche sans but et c’est la meilleure thérapie que je connaisse.
— Qu’avez-vous fait comme études ?
Elle avait dit cela brusquement, en l'examinant de ses yeux bleus avides de connaître la réponse.
— Médecine, lui répondit-il fièrement.
— Ah, bien, vous exercez dans l’immeuble, c'est ça l'emménagement ?
— Oui…
Elle ne le laissa pas achever sa phrase.
— Maman, tu entends, il y a un médecin en dessous.
— À quel étage ? demanda la mère en arrivant les bras encombrés d’un plateau d’où émanaient les vapeurs odorantes d’un thé earl grey.
Elle lui tendit une tasse en le dévisageant comme s'il était devenu un objet d'étude passionnant.
— Au troisième. Mais je suis spécialisé en chirurgie esthétique.
La vieille dame le regarda avec intérêt en esquissant un léger sourire qui illumina un visage à la beauté encore évidente.
— Mais c’est ça, vous êtes le docteur Wallace. J’ai vu la plaque en bas. C’est épatant ! Chirurgien esthétique ! Dites-moi, docteur, franchement, que me feriez-vous pour que je paraisse plus jeune ?
— Maman, n’embête pas le docteur avec ça. Et puis, tu as oublié que tu avais peur ?
— C’est vrai, Mathilde a raison…
Alléluia ! Je connais son prénom, s'extasia John.
—… Mais le docteur a l’air tellement rassurant que je serais curieuse de connaître son avis. Je pourrai toujours réfléchir après.
— Venez demain à mon cabinet. Je suis en consultation toute la journée. Je n’opère jamais le jeudi.
Il avait donc obtenu un rendez-vous avec la mère. C’était mieux que rien, sans doute, mais c’était sans issue. Que pourrait-il lui dire ? Que sa fille lui plaisait atrocement et qu’il fallait qu'il la revoie. Dans le genre mélodrame, la situation était succulente, mais il n’avait aucune envie de l’expérimenter. Il fallait qu'il sorte de cette impasse autrement.
Il trouva la sortie en prétendant qu'il cherchait quelques lumières juridiques pour un ami sur le point de divorcer. Il tapait dans le mille ou peut-être qu'elle souhaitait le revoir également et elle saisit la perche qu'il lui tendait – une grosse perche qui manquait singulièrement de discrétion, lui avoua-t-elle plus tard en riant, qu'elle avait prise sans hésiter.
3
John Wallace souffrait en faisant resurgir ses souvenirs, mais il n’arrivait pas à contrôler sa mémoire meurtrie. Elle jaillissait comme un raz de marée en l’enveloppant dans un tourbillon obscur et froid qui le laissait tout pantelant. Ces images de bonheur affluaient en continu vers son esprit martyrisé comme des déferlantes prêtes à l'engloutir. Certains jours, il avait tellement de mal à remonter à la surface, assailli par ces vagues de passé si fortes, que Sonia le retrouvait recroquevillé et tremblant dans un coin du salon. Déjà deux mois qu'il avait quitté l'hôpital et il ne s’occupait toujours pas de sa fille. Heureusement, la jeune puéricultrice s’appliquait à remplir ce rôle qu'il avait déserté. Elle essayait tout pour le faire sortir de sa léthargie. Rien n’y faisait. Jusqu’au jour où elle se planta devant lui et osa ces paroles qui eurent l’effet d’un électrochoc sur son malheureux corps engourdi.
— Monsieur Wallace, je suis très attachée à Juliette. Je l’aime de tout mon cœur, mais je ne suis pas sa mère et encore moins son père. Je ne peux jouer tous les rôles. Je compatis à votre douleur. Mais c’est le passé. Votre passé. Je ne vous demande pas d’oublier, mais de réagir. Si la vie est devenue à ce point insupportable pour vous, allez-y ! Tirez-vous une balle dans la tête et que ce soit fini ! Je ne supporte plus de vous voir végéter. Vous ne travaillez plus, vous traînez sans but des jours entiers, vous regardez à peine Juliette, elle ne mérite pas ça ! Il faut vous reprendre tout de suite ou abandonner la partie si vous n’êtes plus capable de la jouer. Mais, de grâce, il faut prendre une décision.
John l’écouta sans broncher. Elle avait raison. Il le reconnaissait. En théorie, seulement. Car la pratique était plus complexe.
— Sonia, je comprends votre agacement. J’aimerais tant agir autrement, mais je n’y arrive pas… comment vous dire ; j’ai la sensation que la vie s’est retirée de mon corps. Il fonctionne pourtant. Mes organes sont tous à leur place et assurent leur fonction sans faille. Pourtant, je me réveille chaque matin complètement épuisé. Tout me fatigue et me pèse… Et puis, je ne peux m’empêcher d’y penser. J’ai beau faire, je n’arrive à rien. Je ne contrôle plus ma pensée qui est sans cesse assaillie par leurs souvenirs. Plus je tente de les refouler, plus leur image est tenace. Je suis poursuivi par mes fantômes et tant que cela durera je ne pourrai pas orienter mon esprit vers autre chose. Impossible. Chaque cellule de mon cerveau est phagocytée par leurs visages… Je ne suis plus qu’un pâle reflet de moi-même. Je ne suis plus rien… ne m’abandonnez pas, je vous en supplie !
— Soit, à une seule condition.
— Laquelle ? Tout ce que vous voudrez.
— Nous allons faire un grand nettoyage de la maison. Par quoi voulez-vous commencer ?
— C’est une blague ?
— Pas du tout, je suis très sérieuse. Ai-je l’air de plaisanter ?
— Non, enfin, je ne sais pas… de toute façon, il y a pas mal de poussière ici, c’est vrai, et puis ça me changera les idées...
Elle haussa les épaules et ses yeux effectuèrent des roulements dans leurs orbites.
— Voyons, monsieur Wallace ! Vous n’êtes pas naïf à ce point-là, vous le faites exprès ! Je parle de nettoyer vos souvenirs, pas la maison. Mais on peut faire les deux, pourquoi pas, c’est une excellente idée. Nous allons remettre de l’ordre. Vous êtes d’accord ?
Sa jeunesse et son enthousiasme à le faire renaître eurent raison de ses doutes. Il se dit qu'il ne risquait rien à essayer, mais sans grande conviction, il ne croyait pas que le simple fait de retirer des objets puisse avoir une incidence sur sa mémoire.
John la regardait : elle était fraîche, les joues roses et rebondies et ses grands yeux bleus ajoutaient encore à son air de poupée fragile. Ses cheveux d’un blond presque blanc illuminaient son visage d’un éclat virginal. Pas très grande, peut-être un mètre soixante, mais pas plus. Ses formes étaient menues, sans excès, et toute sa personne irradiait la délicatesse. Son sourire de madone qui le laissait de glace le toucha ce jour-là. Il vécut une chose étrange et nouvelle, comme une sensation, une ébauche de désir dans un corps à l’abandon depuis de longs mois. Pas une envie sexuelle, non, mais une chose plus forte encore : il eut d’un coup très envie de lui faire plaisir.
John la laissa faire. Elle s'attaqua aux photos, les attrapa les unes après les autres et les enfouit dans un grand sac-poubelle. Il la regardait gesticuler comme s'il assistait à un spectacle : elle triait, vérifiait, jetait dans un tourbillon ininterrompu. Il respirait au rythme de ses déplacements. Soudain, il la vit les bras chargés des vêtements ayant appartenu à Mathilde et ça lui coupa le souffle, net – un cri sourd étouffé par l'émotion :
— Non, non…
Il hoquetait presque.
— Non, pas les robes. Sonia, ne les jetez pas : les robes, je veux les garder.
— Ah bien ! Pour quoi faire ? Vous envisagez de les porter ?
— Ne vous moquez pas de moi. Je ne peux pas. Un point c’est tout.
Il avait dit ça d'un ton ferme, tranchant, il avait repris le dessus, il ordonnait. Elle comprit qu'il ne transigerait pas et obtempéra en reposant les précieuses toilettes.
— Je suis radicale pour votre bien. Bon. C’est sans doute beaucoup pour un premier jour…
Elle réfléchit.
— Voilà, vous choisissez une pièce dans la maison, une seule suffira et nous allons y entreposer toutes leurs affaires.
— Mais pourquoi ? Je ne vois pas l’intérêt de tout chambouler alors ?
— Il s’agit de circonscrire vos souvenirs dans une zone définie. Je sais de quoi je parle. Soit on jette tout – on fait, comme on dit, un trait sur le passé – soit on garde certains objets dans un endroit précis. Cela sert à compartimenter vos affects.
— Eh bien, Sonia, vous aviez une option psychologie pendant vos études de puériculture ?
— Oui, j’en ai un peu fait. Mais je suis surtout au courant du problème car, à la mort de mon père, j’ai beaucoup aidé maman qui n’arrivait pas à faire son deuil. Elle vivait entourée de tous les objets ayant appartenu à son mari et se remuait chaque jour le couteau dans la plaie ; elle restait des heures avec une chemise, une photo et parfois même d’autres choses plus insolites. Un jour, je l’ai trouvée pleurant sur une chaussure… Je me suis dit : Sonia, il faut que tu la secoues une bonne fois pour toutes sinon elle va se laisser envahir jusqu’à la nausée, tu dois la convaincre d’évacuer tout cet arsenal morbide. J’étais déterminée à ce qu’elle cesse son comportement saugrenu. Je comprenais sa peine, mais j’avais déjà essuyé une rude perte et je ne tenais pas à en connaître une autre. Elle se consumait vautrée dans ses souvenirs. Je lui ai proposé de ranger toutes les affaires de papa dans une grande malle. Elle m’opposa une légère résistance de principe, mais céda vite face à ma volonté farouche. Elle fut soulagée finalement de ne pas avoir à prendre de décision et que je règle tout à sa place.
J'ai descendu deux grandes malles à la cave et j'ai caché les clés sous l’escalier. Sur le coup, elle m'a regardée complètement hébétée. Elle écarquillait les yeux et vérifiait, apeurée, l’absence de celui qui avait partagé sa vie pendant quinze ans. Il n’y avait plus rien d’ostensible, rien qui puisse lui arracher le cœur d’un simple coup d’œil. Il était mort, vraiment mort, et même s’il restait dans son âme à jamais, elle constatait pour la première fois son absence réelle et se libérait enfin...
John l’écoutait, absorbé par une autre vie, il en oubliait vaguement la sienne. Il ne savait pas trop si sa technique fonctionnerait assez jusqu’à lui redonner le goût de vivre, mais il se laissait tenter par l’expérience. Déformation professionnelle, sans doute, il était curieux de vérifier l’efficacité du traitement.
Juliette venait de se réveiller et pleurait. Sonia insista pour qu'il l'accompagne dans la chambre de l'enfant. Il la suivit. Ils entrèrent dans la pièce et s'approchèrent du lit. Sonia attrapa l'enfant et la déposa avec autorité dans les bras de John : il devait apprendre maintenant à s'occuper d'elle, se remuer, ne pas s'engourdir, sinon... C'est ce qu'elle lui disait et il voulait essayer. Il porta sa fille, serrée contre lui, jusque dans la cuisine et l'installa sur ses genoux. Sonia décapsula deux petits pots, l'encourageant :
— Une cuillère pour papa, une cuillère pour Sonia, une autre pour Juliette, répétait-elle inlassablement, pendant que John nourrissait sa fille qui avait bon appétit et mangeait pour deux.
Et il admettait, en la regardant ouvrir sa petite bouche joyeuse, qu'elle ne semblait pas traumatisée, en apparence. Car elle aurait forcément des séquelles. Un jour ou l’autre elles apparaîtraient, c'était inévitable, c'est ce qu'il se disait.
À moins qu'il ne trouve une solution pour lui épargner tout ce passé.
Ce passé en miettes...